Génération Otaku : Les enfants de la postmodernité de Hiroki Azuma

otakuQuatrième de couverture : Best-seller au Japon, cet essai a le grand mérite de penser – et non de juger – le phénomène Otaku. Les Otakus, ce sont ces jeunes fans de manga, de jeux vidéos ou de dessins animés, ne vivant qu’entre eux et que pour ces produits culturels dont ils ne cessent de créer et de consommer des dérivés: figurines, fanzines, romans tirés d’un dessin animé, dessins animés tirés d’une figurine, etc. Le phénomène, en perpétuelle croissance depuis les années 1980, représente aujourd’hui un marché colossal, et s’étend à l’étranger via le succès mondial du manga. Pourtant, ces adolescents en rupture ont toujours été considérés comme des autistes et personne, jusqu’à Hiroki Azuma, n’avait osé étudier sérieusement leurs œuvres phares et leurs façons de les consommer. Son ouvrage révèle la troublante adéquation entre culture Otaku et postmodernité. Perte des repères, fin des grands récits, brouillage de la frontière entre auteur et consommateur, entre l’original et sa copie : la culture Otaku est la première culture postmoderne. La réduire au Japon serait donc une erreur, car elle a déjà commencé à séduire les jeunesses du monde.

Réflexion : Otaku, au même titre que le terme geek, a une connotation généralement négative. Se faire traiter d’otaku n’est pas vraiment flatteur, tout du moins dans l’esprit de celui qui le dit. Quand on l’est, qu’on l’assume et qu’en plus, on a lu ce livre, on peut toujours renvoyer l’autre à son ignorance. Car de cette confrontation de l’otaku aux notions de postmodernité et/ou d’hypermodernité naît le portrait d’une génération qui ne peut se résumer à l’image de l’être asocial aux mœurs bizarres (comprendre différentes de la norme) généralement rencontrée, et qui est surtout bien loin d’être restée cantonnée à l’archipel nippon. C’est une génération qui a su s’adapter à sa manière à un monde où les repères qui servaient jusqu’alors de liant au sein de la société (les fameux grands récits dont il est souvent question dans cet essai) ont fini par voler en éclats au profit de la construction de l’individu par lui-même et pour lui-même. La postmodernité des années 60-70 a fait des petits dont nous sommes nombreux aujourd’hui à pouvoir nous revendiquer comme les héritiers. Moi y compris d’une façon qui m’apparaît maintenant évidente.

L’ouvrage date d’il y a 12 ans, mais il préfigure déjà l’animal hyperconnecté d’aujourd’hui qui ne consomme plus de manière cohérente, ou plutôt qui consomme selon de nouveaux schémas. Il n’est fidèle qu’à ce qui fait sens pour lui, à des « éléments d’attraction » qui lui sont propres, mais qui sont susceptibles d’évoluer et de changer très vite dans le temps. La magie du grand internet fait que tout ceci est maintenant à portée de clic à tout moment et de n’importe où. L’individu se propage alors de niche d’intérêt en niche d’intérêt au gré de ses envies, se nourrissant et alimentant lui-même la base de données, et créant selon ses besoins des liens éphémères avec des individus rencontrés à l’instant T, mais sans plus s’embarrasser de la notion de fidélité, ni envers sa passion, ni envers les personnes croisées. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le Japon s’est adapté très tôt à ce marché multi-supports qui ne respecte aucune chronologie particulière. Il est notamment faux de penser qu’un manga donne un anime puis un jeu vidéo et du merchandising. Tout ceci peut arriver en même temps, dans un ordre ou un autre ; c’est la base de données et son enrichissement, c’est à dire la création d’un univers, qui comptent, et surtout la façon dont l’otaku va y trouver sa place. Il suffit de regarder le phénomène totalement virtuel Hatsune Miku qui est née de la création d’un logiciel de synthèse vocale nommé Vocaloid et s’est vue par la suite déclinée en personnage de manga, d’anime, de jeux vidéos et même de figurines dont j’ai d’ailleurs une représentante armée de son poireau sous le nez. La beauté de la chose, c’est que n’importe qui peut « prendre possession » d’Hatsune puisqu’il ne s’agit finalement que d’une banque de sons manipulable grâce à un logiciel et d’une modélisation 3D. Sa perception et réception publiques font d’elle un des plus beaux exemples de simulacre à l’heure actuelle.

Cette allusion à Hatsune Miku n’est pas innocente. Elle est un défi pour l’esprit humain. Elle est virtuelle de A à Z. Elle n’a pas d’histoire, pas d’humeur, pas d’avis, elle ne peut même pas être un modèle pour la jeunesse. C’est une coquille vide. Et pourtant, tout ceci ne pose pas de problèmes à ses fans qui l’ont intégrée comme une artiste à part entière. Aussi étrange que cela puisse paraître pour le néophyte, elle sera même en concert au Châtelet en novembre 2013. La frontière entre réalité et domaine de l’imagination a définitivement sauté dans son cas. Pour aller plus loin, elle me permet maintenant de faire le lien avec une lecture précédente : Demain, les posthumains de Jean-Michel Besnier. Ce dernier abordait la problématique de l’acceptation de l’idée de l’homme de demain (le posthumain du titre) par l’homme d’aujourd’hui, et plus généralement de ce que l’avenir nous réserve. Comment se préparer au changement qui aura lieu ? Comment définir et redéfinir l’homme ? Une référence à Timothy Leary mettait d’ailleurs en avant le travail fait par la science-fiction pour préparer les esprits au futur, ce qu’il appelle la « science-faction » (« la création de mythes inspirés de la science afin d’agir directement sur la conscience collective »). La science-fiction, et l’imaginaire au sens large, font bien évidemment partie des domaines de prédilection de l’otaku/geek. Que penser alors de l’otaku qui, par sa grande flexibilité d’esprit qui lui permet d’accepter Hatsune Miku comme une réalité, pourrait bien être extrêmement mieux préparé au futur ? De nos jours, on parle de plus en plus de la revanche des geeks, et finalement ce livre sur son pendant japonais explique très bien pourquoi la philosophie de vie de l’otaku et sa perception du monde, même pratiquée de manière non-consciente, pourra se révéler être un avantage dans les années à venir. Ça n’est donc sans doute pas non plus que le Japon soit justement en train d’inciter sérieusement à la conception de robots aide-soignants pour s’occuper des personnes âgées toujours plus nombreuses dans ce pays.

Au fait, Hatsune Miku veut tout simplement dire premier son du futur. Tout un symbole.


La philosophie de Hegel date du début du XIXe siècle. « L’homme » y est d’abord défini comme un être ayant une conscience de soi et qui, par le biais de l’affrontement avec « l’autre », qui a la même conscience, évolue vers le savoir absolu, la liberté et la société civile. Hegel appelle « Histoire » ce processus de lutte. p108

Kojève nomme « animal » le type de consommateur qui s’est répandu aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Il utilise ce terme en rapport avec la définition de « l’Homme » que donne Hegel. Selon lui (ou plus précisément selon l’interprétation qu’en fait Kojève) l’homo sapiens n’est pas immédiatement humain. Pour qu’il le devienne, il est nécessaire qu’il nie par ses actes l’environnement qui lui est donné. Autrement dit, une lutte contre la nature nécessaire. p109

Ce rapport faussé entre le fond et la forme correspond à cette même attitude que Kojève appelait « snobisme ». Les sujets snobs et cyniques ne croient pas en la valeur intrinsèque du monde réel. Mais c’est « justement pour cela » qu’ils ne peuvent cesser de faire semblant de croire en des valeurs formelles. Parfois, ils arrivent même à sacrifier la réalité au bénéfice de cette forme, de ces apparences. p113

Que signifie l’animalisation ? Dans Introduction à la lecture de Hegel, Kojève propose une définition originale de la différence entre l’homme et l’animal. La clé de cette différence se situerait dans la distinction entre désir et besoin. Selon Kojève, l’humain aurait des désirs alors que l’animal n’aurait que des besoins. Le « besoin » s’oriente vers un objet précis et se satisfait de la relation avec cet objet. Par exemple, un animal qui a faim sera parfaitement satisfait s’il mange. Ce rapport manque/satisfaction caractérise le besoin qui oriente une partie des activités humaine. Toutefois, l’homme est également soumis à un autre type de faim, c’est ce qu’on appelle le « désir ». Le série diffère du besoin : même si l’objet désiré est obtenu et que le manque est comblé, il ne disparaît pas. p137-138

Comme je l’ai déjà mis en évidence, ils ressentent une plus forte authenticité dans la fiction que dans le réel et la plupart de leurs relations consistent en un échange d’informations. Pour le dire autrement, leurs relations sociales ne sont pas soutenues par des nécessités liées au réel, telles que la famille ou les groupes sociaux qui les environnent, mais seulement par l’intérêt que représente l’obtention de certaines informations. C’est pourquoi ils ont des échanges avec les autres s’ils peuvent en tirer les informations qui leur sont utiles mais en même temps, ils conservent la totale liberté de mettre fin à tout moment à la communication engagée. Qu’il s’agisse des conversations par téléphone portable, des chats sur Internet, du refus d’aller à l’école ou de l’enfermement chez soi, cette liberté de « se déconnecter » caractérise non seulement la culture Otaku mais également la société des années 1990. p149

L’humain moderne était un animal lié à un récit. Il pouvait satisfaire son besoin individuel de donner un « sens à la vie » à travers ses relations avec d’autres individus. Autrement dit, il pouvait relier grands et petits récits.
L’humain postmoderne, en revanche, échoue à combler son désir de « sens » au moyen de ses relations sociales et retourne à des besoins animaux qu’il satisfait seul. Sans lien entre petits et grands non-récits, le monde dans son ensemble est simplement là, flottant, ne livrant aucun sens à l’existence.
Retour à une raison animale, perte de sens de l’humanité, individu scindé entre animalité au niveau des simulacres et humanité au niveau des bases de données, telle est, à partir des concepts utilisés par la philosophie contemporaine, la réponse provisoire que je donnerai à la seconde question posée au début de ce chapitre : « Qu’en est-il de l’humanité de l’homme à une époque postmoderne dans laquelle l’idée de transcendance a disparu ? » p152-153

Cette histoire ressemble a priori à une simple fantaisie imaginaire, et elle l’est effectivement, mais j’y vois aussi autre chose : la représentation, avec des moyens particuliers, de la réalité de notre époque dans laquelle, suite au déclin des grands récits, les individus, échouant à redonner du sens au monde, ne peuvent rien faire d’autre qu’accumuler des éléments sur lesquels projeter leurs émotions. p185


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