Underground de Haruki Murakami

Quatrième de couverture : Livre d’entretiens, mais aussi réflexion philosophique et autobiographique, un essai indispensable pour décrypter l’œuvre de l’auteur de 1Q84, la trilogie au succès planétaire.
Le 20 mars 1995 se produisait l’attentat le plus meurtrier jamais perpétré au Japon : en pleine heure de pointe, des adeptes de la secte Aum répandent du gaz sarin dans le métro de Tokyo, tuant douze personnes, en blessant plus de cinq mille.
Très choqué, mais aussi révolté par le traitement médiatique par trop manichéen de la tragédie, Murakami va partir à la rencontre des victimes et de leurs bourreaux : rescapés du drame et adeptes de la secte.
Au fil des entretiens apparaissent tous les grands thèmes chers à Murakami : l’étrangeté au monde, l’impossible quête d’absolu, le mal venu des profondeurs, ces little people présents en chacun de nous, incarnations des forces destructrices qui nous font basculer parfois vers l’irréparable…

Avis : Tout part d’une simple question : que s’est-il passé dans le métro de Tokyo le 20 mars 1995 ? Ce dont je me souviens, moi, est assez vague. Quelques images à la télé de gens assis dans la rue en train de tousser et l’annonce qu’il s’agissait d’une attaque au gaz sarin conduite dans le métro par la secte Aum. Tout ça était très lointain et je n’ai jamais cherché à en savoir plus depuis. Je n’avais même pas la notion qu’il y avait eu plus de 5000 victimes, dont 12 morts. Je n’avais jamais mesuré l’impact de ce traumatisme qui affleure pourtant en de nombreux endroits dans les mangas. La lecture de ce livre, c’était à la fois une façon d’en apprendre plus sur cet événement hors normes et de voir comment Murakami allait conduire la narration de ce qui se rapproche plus d’un essai que d’un roman, même si l’auteur a su uniformiser le texte et lui apporter beaucoup de liant pour le rendre digeste. Le second objectif avoué de l’auteur était de redonner aux victimes leur visage et leurs mots après le passage de la machine médiatique dans leur vie.

Le plus bluffant dans les 600 pages que compte l’ouvrage, c’est sans doute le brillant travail journalistique effectué par l’auteur. Il a su prendre la distance nécessaire pour toujours séparer les témoignages du fil de ses pensées. Il n’a jamais cherché le pathos même si certains récits sont particulièrement poignants. Il a pris soin de toujours respecter les personnes qui lui ont fait confiance et lui ont confié leur histoire. À une époque où les infos ne rêvent que d’éditions spéciales et de scoops à tout prix, ça ne peut que nous ramener à notre propre malaise vis-à-vis du traitement médiatique des récents attentats en France, notamment celui du 13 novembre 2015 qui a beaucoup de points communs avec l’attentat dans le métro à Tokyo. Murakami s’est payé le luxe de prendre du recul pour y voir plus clair et analyser. Et son travail est aussi impressionnant que précieux.

Underground, dans sa version française, malheureusement traduite de l’anglais et pas du japonais, est en fait l’assemblage de deux ouvrages : Underground et Le Lieu promis. Dans le premier, l’auteur regroupe par ligne et rame les témoignages d’une trentaine de personnes (victimes, passants, médecins) qui étaient présentes. Dans la deuxième, il interroge des membres de la secte qui l’ont quittée ou sont restés après le 20 mars 1995, quand il a été évident que Shoko Asahara, le gourou, était responsable. Cet autre versant du récit donne beaucoup d’indications sur l’organisation de la secte et les raisons de son succès dans la population japonaise : une sensation d’inadéquation dans la société et une quête de spiritualité accrue trouvant ses racines dans le bouddhisme en l’occurrence. C’est sans doute cette seconde partie qui est la plus riche en enseignements, car, là aussi, il est difficile de ne pas voir à l’œuvre les mêmes mécanismes que la radicalisation et l’endoctrinement sectaire ou religieux. C’est pour cette raison que j’ai repris en intégralité un chapitre du livre plus bas, parce que je trouve ce passage concis, limpide et brillant. La synthèse et les remarques que Murakami y fait pointent des problèmes communs à toutes les sociétés postmodernes, problèmes qui, s’ils continuent à être ignorés, ne cesseront jamais de remplir les rangs des sectes et des intégrismes politiques, religieux et terroristes de tout poil. Autant dire qu’avec un tel constat, l’avenir s’annonce assez sombre. D’autant plus que ce livre a en fait déjà 20 ans…


La transmission du Moi : la narration affectée.

Citons le manifeste du l’Unabomber, publié dans le New York Times en 1995 :

Notre société a tendance à considérer comme une « maladie » tout mode de pensée ou de comportement qui est incommode pour le système, et cela est plausible parce que, quand un individu ne s’insère pas dans le système, cela cause une douleur à l’individu ainsi que des problèmes au système. Ainsi la manipulation d’un individu pour l’adapter au système est considérée comme un « remède » à une « maladie », et donc comme bénéfique.

Il est intéressant de constater qu’alors que le modus operandi de l’Unabomber est presque le calque exact de celui d’Aum (lorsque, par exemple, ses adeptes ont envoyé un colis piégé à la mairie de Tokyo), la pensée de Theodore Kaczynski est plus étroitement liée encore à l’essence même du culte Aum.
Les arguments avancés par Kaczynski sont assez justes, fondamentalement. De grands pans du système social auquel nous appartenons et dans lequel nous fonctionnons visent en effet à réprimer l’aspiration individuelle à l’autonomie ou, comme le dit l’adage japonais : « Le clou qui dépasse prend un coup de marteau. »
Du point de vue des adeptes d’Aum, tandis qu’ils affirmaient leur autonomie, la société et l’État les attaquaient en déclarant qu’ils appartenaient à un « mouvement antisocial », à un « cancer » qu’il fallait éradiquer. Cette agression est la raison pour laquelle ils sont devenus plus antisociaux encore.
Kaczynski, intentionnellement ou non, a pourtant négligé un facteur important : l’autonomie n’est que l’image miroir de la dépendance envers l’autre. Si vous aviez été abandonné bébé sur une île déserte, vous n’auriez aucune idée de ce que signifie « autonomie ». La dépendance et l’autonomie sont comme l’ombre et la lumière, piégées par la gravité l’une de l’autre et s’attirant mutuellement, jusqu’à ce que chaque individu, après nombre d’essais et d’erreurs, trouve sa place dans le monde.
Ceux qui ne parviennent pas à cet équilibre – ainsi Shoko Ashara, sans doute – doivent compenser en créant un système limité (mais assez efficace, en l’occurrence). Je n’ai aucun moyen d’établir son rang parmi les personnages religieux. Comment mesure-t-on ce genre d’appartenance ? Pourtant, sa vie permet de suggérer un scénario possible. Ses efforts pour surmonter ses handicaps personnels l’ont piégé dans un circuit fermé. Un génie dans une bouteille étiquetée « RELIGION », qu’il a entrepris de vendre comme une forme d’expérience partagée.
Il est sûr qu’Asahara s’est imposé un enfer, un horrible bain de sang de conflits intérieurs et de quête spirituelle, avant d’arriver à systématiser sa vision. Il a atteint sans aucun doute son satori, son éveil à la connaissance, une forme de « valeur paranormale ». Sans expérience intime de l’enfer ou d’une inversion extraordinaire des valeurs quotidiennes, Asahara n’aurait pas exercé un pouvoir si puissant, si charismatique. D’un certain point de vue, la religion primitive porte toujours en elle une aura particulière qui émane d’une aberration psychique.
Afin d’accéder à l’ « autodétermination » apportée par Asahara, la plupart de ceux qui ont trouvé refuge dans le culte Aum semblent avoir déposé toutes précieuses possessions de leur Moi – avec le cadenas et la clé – dans la « banque spirituelle » appelée Shoko Asahara. Les fidèles ont abandonné leur liberté, renoncé à leurs biens matériels, désavoué leur famille, écarté tout jugement séculier (bon sens). Les Japonais « normaux » en sont restés bouche bée. Comment quiconque peut-il faire une chose aussi folle ? Mais voilà justement ce qui était si réconfortant pour les membres du culte : ils avaient enfin quelqu’un pour veiller sur eux, pour leur éviter l’angoisse de devoir affronter seuls chaque nouvelle situation, pour les libérer de tout besoin de penser par eux-mêmes.
En entrant dans le culte, en se fondant dans le Moi « plus grand, plus profondément déséquilibré » de Shoko Asahara, ils atteignaient une sorte de pseudo-autodétermination. Au lieu de lancer un assaut contre la société en tant qu’individus, ils remettaient toute responsabilité stratégique entre les mains d’Asahara. On va prendre le menu pris fixe « Pouvoir personnel contre le Système », s’il vous plaît !
À l’inverse de Kaczynski, leur lutte contre le système n’était pas un processus destiné à accéder personnellement au pouvoir de l’autodétermination. Le seul à se battre était Shoko Asahara. La plupart des adeptes se retrouvaient simplement avalés et assimilés par son ego avide de batailles. Le « contrôle des esprits » par Asahara n’était d’ailleurs pas une démarche unilatérale : les adeptes n’étaient pas de simples victimes passives ; ils cherchaient activement à être contrôlés par Asahara. Le « contrôle de l’esprit » n’est pas une disposition qu’on peut rechercher ou accorder tout seul. Il faut être deux.
En perdant votre ego, vous perdez le fil de la narration que vous appelez votre Moi. Les êtres humains ne peuvent toutefois pas vivre très longtemps sans sentiment d’être impliqués dans une histoire en devenir. Ces histoires dépassent le système rationnel limité (ou la rationalité systématique) dont vous vous entourez ; elles sont la clé cruciale du partage de l’expérience-temps avec les autres.
Une narration est une histoire – ni logique, ni éthique, ni philosophique. C’est un rêve que vous continuez de faire, que vous vous en rendiez compte ou non. Aussi sûrement que vous respirez, vous rêvez inlassablement votre histoire et, dans cette histoire, vous avez deux visages. Vous êtes à la fois le sujet et l’objet. Vous êtes le tout et vous en êtes une partie. Vous êtes réel et vous êtes une ombre. Le « conteur » est en même temps le « personnage ». C’est à travers ces rôles multiples dans notre histoire que nous parvenons à alléger la solitude de l’individu isolé dans le monde.
Néanmoins, sans ego adéquat, personne ne peut créer de narration personnelle, pas plus qu’on ne peut conduire une voiture sans moteur ou porter une ombre sans véritable objet physique. Une fois que vous avez confié votre ego à quelqu’un d’autre, dans quelle direction pouvez-vous avancer ?
Quand vous en êtes là, vous recevez une nouvelle narration de la personne à qui vous avez confié votre ego. Vous lui avez remis le véritable objet, et ce que vous obtenez en retour est une ombre. Dès que votre ego s’est fondu dans un autre, votre narration va forcément reprendre ce que cet autre ego a créé.
Mais quelle sorte de narration ?
Nul besoin qu’elle soit particulièrement élaborée, compliquée ou raffinée. L’ambition littéraire n’est pas nécessaire. En fait, plus elle est sommaire et simple, mieux c’est. De la camelote, un rebut recyclé fera l’affaire. De toute façon, la plupart des gens sont fatigués des scénarios complexes à plusieurs niveaux – ce sont d’éventuelles sources de déception. C’est précisément parce que les gens ne parviennent pas à trouver un point fixe au sein de leur propre système multicouche complexe qu’ils renoncent à leur identité propre.
Une simple histoire « emblématique » fera l’affaire pour ce genre de narration, comme une médaille militaire remise à un soldat : peu importe qu’elle soit en or ou non ; il suffit qu’elle entraîne la reconnaissance partagée que « c’est une médaille honorifique », même si ce n’est qu’un bout de métal sans valeur.
Shoko Asahara a eu le talent d’imposer sa narration aux gens (qui dans leur grande majorité venaient à lui en quête de ça, justement). C’était une histoire risible, bâclée. Pour un sceptique, ce n’étaient que des foutaises régurgitées ; mais, en toute honnêteté, il faut avouer qu’elle était assez cohérente : c’était un appel aux armes.
De ce point de vue, dans un sens limité, Asahara a été un maître conteur qui s’est avéré capable d’anticiper l’air du temps. Savoir que ses idées et ses images n’étaient que des rebuts recyclés ne l’a dissuadé en rien. C’est délibérément qu’il a rassemblé des bouts et des fragments autour de lui (comme l’ET de Spielberg assembla un engin pour communiquer avec sa planète mère grâce au bric-à-brac trouvé dans le garage de la famille), et il leur a conféré une fluidité singulière dans un courant sombre qui reflétait les fantômes de son propre esprit. Quelles qu’aient été les insuffisances de cette narration, elles résidaient en Asahara, si bien qu’elles ne présentaient pas d’obstacles à ceux qui choisissaient de se fondre en lui. Ces insuffisances constituaient même un élément positif, jusqu’à ce qu’elles soient fatalement polluées. Un nouveau prétexte s’est développé, irrémédiablement fantasmé et irrationnel, jusqu’à ce qu’il atteigne un point de non-retour…
Telle a été la narration offerte pas Aum, par « leur » côté. Stupide ! direz-vous. À coup sûr. La plupart d’entre nous rient du scénario invraisemblable et délirant élaboré par Asahara. Nous nous moquons de celui a qui concocté « une telle absurdité », et nous tournons en ridicule ses adeptes qui ont pu être attirés par « des élucubrations de fou ». Notre rire a un goût amer, mais cela ne nous empêche pas de rire. C’était attendu.
Avons-nous été en mesure de « leur » proposer une narration plus viable ? Disposons-nous d’une narration assez puissante pour repousser l’ « absurdité » d’Asahara ?
C’est celle-là, la lourde tâche à accomplir. Je suis romancier et, comme on le sait, un romancier est un professionnel des « narrations », celui qui élabore des « histoires ». Cela signifie que je dois m’atteler à une tâche suspendue comme une gigantesque épée au-dessus de ma tête, une tâche que je vais devoir affronter avec beaucoup de sérieux, à l’avenir. Je sais qu’il va me falloir construire mon propre « engin de communication cosmique ». Pour ce faire, je devrai probablement rassembler jusqu’à la dernière broutille, chaque faiblesse, chaque insuffisance en moi. (Voilà, c’est dit – mais il y a une surprise : c’est ce que j’ai précisément tenté de faire depuis toujours, en tant qu’écrivain !)
Qu’en est-il de vous ? (J’utilise la seconde personne mais, bien sûr, je m’inclus dans ce « vous ».)
N’avez-vous pas offert une partie de votre Moi à quelqu’un (ou quelque chose) et adopté une « narration » en retour ? N’avez-vous pas confié une partie de votre personnalité à quelque Système ou quelque Ordre plus grand ? Dans ce cas, ce Système n’a-t-il pas exigé de vous une part de « folie » ? La narration que vous possédez actuellement est-elle vraiment et sincèrement vôtre ? Vos rêves sont-ils vraiment les vôtres ? Ne sont-ils pas les visions de quelqu’un d’autre, et qui risquent tôt ou tard de se transformer en cauchemars ?

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