Harmony de Project Itoh

harmony Note : Ce livre est sorti en France chez Eclipse/Panini Books. Il est bon de savoir que la version française est une traduction de la version américaine, et pas une traduction directe depuis le japonais. Pour ma part, j’ai préféré le lire en anglais avant sa sortie française.

Présentation : Dans un futur proche, l’humanité a atteint un idéal social grâce à une morale toute puissante et à une nanotechnologie médicale de pointe. La vie humaine est devenue la ressource la plus précieuse au monde, et la société s’assure de la protéger grâce au WatchMe, un dispositif implanté dans chaque adulte pour notamment effectuer un suivi de sa santé en continu.

Tuan Kirie travaille pour l’Organisation Mondiale de la Santé. Chargée d’enquêter sur une série de suicides qui semblent être l’œuvre d’un groupe terroriste manipulant WatchMe pour prendre la société en otage, elle devra plonger dans son passé pour empêcher le monde de sombrer dans la folie.

Comme je l’avais fait suite à ma relecture de Blade Runner, ceci est une tentative de mise en forme des réflexions personnelles que ce livre m’a inspirées. Attention aux spoilers, il ne s’agit absolument pas d’un avis. Certaines des citations sont issues de mes lectures et écoutes annexes du moment.

I looked out the window and saw the evening sun on the twelfth of June, 2060, shining down on a giant hospital ward stretching to the horizon on both sides of the river. Mankind was trapped in an endless hospital. (p49)

Au premier abord, il serait tentant de dire : « Chouette ! Nous voilà enfin débarrassés de toutes les maladies possibles et imaginables ! Bienvenue dans le meilleur des mondes ! » Mais la question qui se pose immédiatement dans la foulée, c’est « OK, mais à quel prix ? » La réponse est presque donnée dans la présentation : au prix d’un abandon de la propriété même de son corps au nom du bien commun. Dans l’univers d’Harmony, suite au Maelstrom (ie un chaos social, un grand déchainement nucléaire global et une réduction brutale de la population mondiale en partie due à la propagation de maladies) et dans sa grande peur que l’histoire se répète, le seul moyen que l’homme a trouvé pour sauver l’humanité a été de s’assurer de son bien-être absolu en imposant à chaque adulte l’inoculation du WatchMe et en l’arrosant de conseils pour avoir une alimentation plus saine et une condition physique idéale : l’hygiénisme dans toute sa splendeur. La moindre anomalie génétique est réparée, plus aucun cancer n’a le temps de se développer, et pour tout le reste, il existe forcément une médicule que votre unité médicale personnelle se fera un plaisir de vous concocter. Adieu cigarettes, alcool et même café. Et comme il s’agit du bien commun, il est de bon ton de se soucier également de la santé de son voisin. Le moindre kilo en trop ou un visage aux traits tirés sera donc jugé comme anormal et entrainera une prise en charge rapide pour rectifier le tir. Qui dans ce monde serait assez étrange pour ne pas vouloir être en bonne santé après tout ?

[…]on objectera que le body-building, par exemple, ou la pratique des arts martiaux suggèrent une hyper-attention au corps, de même que l’intérêt porté aux modes vestimentaires ou aux régimes alimentaires. Mais on voit combien ces signes révèlent aussi bien une concession au conformisme, voire une standardisation « décorporalisante », telle qu’elle équivaut à neutraliser la singularité attaché au fait d’être ce corps-ci plutôt que celui-là. (Jean-Michel Besnier. Demain les posthumains. P68.)[1]

C’est là que les choses commencent à devenir paradoxales. Dans un monde où la bienveillance vis-à-vis des autres est devenue une norme, et où les états ont été remplacés par des admedistrations, il serait logique d’imaginer que les guerres sont de l’histoire ancienne. Surtout quand l’OMS a remplacé l’ONU. Sauf que l’homme de ce futur éprouve aussi le besoin d’imposer son modèle idéal de santé et de pensée à tout le monde sans exception, y compris les peuplades qui font preuve d’objection de conscience. Quitte à rentrer en guerre contre elles pour cela. Le bien commun n’a pas de limite et on dirait bien que le monde n’est pas encore assez uniformisé et qu’il peut mieux faire.

C’est dans ces zones d’ombre du monde qu’œuvre Tuan, l’héroïne âgée de 28 ans. Tuan est une anomalie, un électron libre. Le fait d’avoir croisé le chemin de Miach dans son adolescence, au moment où elle échappait encore à l’oeil omniscient du WatchMe, l’a changée pour toujours. Tuan, Miach, Cian. Treize ans plus tôt, le trio de jeunes filles mal dans leur peau a conclu un pacte du suicide pour en finir avant qu’il ne soit trop tard, avant qu’on ne les force à devenir comme tout le monde. Seule Miach, la très étrange meneuse surdouée aux idées noires, disparaitra. Les deux autres seront condamnées à vivre leur vie, et Tuan ne trouvera d’autres échappatoires, une fois devenue adulte, que de partir loin de toute admedistration, dans des pays reculés souvent en guerre, pour continuer à cultiver cette personnalité atypique que Miach aura fait éclore.

Nouveau paradoxe. Alors que Tuan a pleinement conscience de son individualité et cherche par tous les moyens (souvent illégaux) à préserver sa différence, elle participe activement à la résolution de conflits entre des hommes qui veulent propager une forme d’homogénéisation forcée pour le bien commun à des hommes qui s’y refusent. Et c’est précisément pour rendre à l’homme son individualité qu’un groupe terroriste va prendre la société en otage. En tout cas, à première vue.

They were all the same. Everyone.
It hadn’t been so blatantly apparent on the battlefield. […] That was definitely not the case here.
For the first time, I realized how bizarre a sight the medically standardized Japanese populace presented. The difference between the couple sitting in the seats nearest to me was no more than the difference between mannequin A and mannequin B. Neither was too fat nor too skinny. Every person on the train conformed to a particular body type. Everyone fit within a healthy target margin. I felt like a stranger in a house of mirrors -a country of mirrors.
How had things come to this? How could everyone be the same when simple genetics told us everyone is different? (p66)

Liberté, individualité, conscience, homogénéisation. Quatre thèmes intrinsèquement liés dans Harmony. A partir du moment où le WatchMe est installé, la liberté se trouve largement compromise, le corps devenant une propriété publique d’un monde où « vie privée » est devenu un gros mot. Les hommes laissent alors bien volontiers au admedistrations la tâche de décider ce qui est bon pour eux et comment agir dans telle ou telle situation. L’individualité prend sacrément du plomb dans l’aile. Tuan fait plusieurs remarques au fil des pages. D’une part, quand elle regarde autour d’elle, elle trouve que les gens tendent à se ressembler de plus en plus. Et d’autre part, qu’avec la réalité augmentée, tout le monde sait tout tout de suite sur tout le monde. Même la liberté de se présenter avec ses propres mots a été proscrite. Il n’est d’ailleurs pas anodin que Miach parle dans plusieurs flashbacks de l’époque où les gens frappaient à la porte avant de s’annoncer ou tendaient une carte de visite en guise d’introduction.

L’homme envie le pouvoir des machines au même titre qu’il aspire à l’inconscience tranquille des animaux, à cette simple vie au niveau de la réalité biologique qui ne s’embarrasse pas d’autre vérité qu’élémentaire. Méfiant à l’égard du cerveau qui est un « mécanisme déformant », il préfère imiter le cerveau électronique (l’ordinateur qui pense juste) et se débarrasser de ces obstacles que sont les représentations et les sentiments. (Jean-Michel Besnier. Demain les posthumains. P74).

On retrouve cette approche dans Harmony dans la tête de quelques scientifiques un peu trop absorbés par leurs recherches théoriques. L’homme serait ainsi encore plus heureux s’il était débarrassé de sa conscience, celle-là même qui le met en relation avec le monde qui l’entoure et peut le fragiliser et le rendre instable. Cette conscience qui le conduit à prendre en compte consciemment ou pas une multitude de variables avant de faire un choix, qui parfois ne sera en plus pas le bon. C’est à ce moment-là du livre qu’Itoh fait intervenir la courbe hyperbolique de l’évolution du désir pour démontrer son propos. Sans conscience de tous ces facteurs, le choix est simple, les choses sont ainsi. Point. Mieux encore, sans conscience de soi, il n’y a plus d’individualité. Sans individualité, l’homogénéisation est facilitée. La société qui en résulterait serait fonctionnelle, simplifiée et ne se poserait pas la question d’être autrement. Elle serait. Point.

I pictured a world of people all living together in perfect harmony.
A perfect society, run by perfect people, perfectly. (p122)

Paradoxalement, alors que les scientifiques et les hautes instances hésitaient encore, seul un être sans conscience comme Miach pouvait effectivement concevoir que l’humanité y serait gagnante et vouloir mettre en œuvre son plan sans l’ombre d’une hésitation. Tout aussi paradoxalement, c’est par un acte d’égoïsme ultime qui finira de prouver s’il en était encore besoin que Tuan est un individu à part entière dans ce monde, que la conscience sera éradiquée. Le moi retrouvé. Et perdu à jamais.

A cet égard, les derniers mots du livre sont terrifiants, car totalement dénués de conscience.

Now, we are happy.
So

so

happy. (p252)

« Nous » sommes heureux parce que c’est comme ça, pas parce que « nous » en avons réellement conscience. Un constat bien triste. Est-ce que l’avenir de l’humanité pourrait vraiment reposer sur une simplification extrême de la perception du monde qui nous entoure et des décisions que nous sommes amenés à prendre au quotidien ? Est-ce que le bien commun peut tout justifier ? Est-ce que cette nouvelle définition du mot « humain » n’incluant plus la notion de conscience serait vraiment acceptable ?

Sans la conscience, il n’y a rien.
La seule façon que nous avons de ressentir notre corps, et la présence des montagnes, et la présence des êtres humains, des arbres et des chiens, des étoiles et de la musique, c’est par l’intermédiaire de nos expériences subjectives.
Vous agissez et vous bougez, vous voyez et vous entendez, vous aimez et vous détestez, vous vous souvenez du passé et vous imaginez le futur, mais, en fin de compte, vous ne rencontrez le monde, dans toutes ses manifestations, que par l’intermédiaire de la conscience…
Et quand la conscience cesse, le monde cesse aussi. (Christof Koch. Consciousness. Confessions of a romantic reductionist. Croisé ici.)


Notes :

  • Beaucoup des anecdotes surprenantes rapportées dans le livre sont bel et bien vraies ou basées sur des études existantes. Comme le fait que la première campagne anti-tabac de l’époque contemporaine a été largement promue par les nazis. Tout comme il existe bien une étude très discutable essayant de démontrer que le diabète de type 1 serait une forme d’évolution génétique pour permettre à l’homme de survivre pendant une période glacière il y a quelques 12 000 ans. Itoh s’intéressait visiblement à beaucoup de choses et était un lecteur avide de connaissances.
  • Petite excentricité visuelle, le livre est « codé » en ETML 1.2 (Emotion-in-Text Markup Language).

[1] Citation complète

Les signes de l’évacuation du corporel sont évidemment paradoxaux : à côté du recours croissant à la crémation qui devrait tout de même surprendre en Occident, on objectera que le body-building, par exemple, ou la pratique des arts martiaux suggèrent une hyper-attention au corps, de même que l’intérêt porté aux modes vestimentaires ou aux régimes alimentaires. Mais on voit combien ces signes révèlent aussi bien une concession au conformisme, voire une standardisation « décorporalisante », telle qu’elle équivaut à neutraliser la singularité attaché au fait d’être ce corps-ci plutôt que celui-là. Car c’est cela que devrait dénoter le corps s’il était accepté et cultivé pour lui-même : la revendication du sans pareil, de la distinction et même de l’hyper-individualisation à laquelle nous destinent ses limites. Or, nous sommes de plus en plus loin de revendiquer cette singularité, comme suffirait à le suggérer la complaisance avec laquelle nous accueillons les dogmes pénétrés de scientisme qui nous révèlent à nous-mêmes comme quasi superflus. (Jean-Michel Besnier. Demain les posthumains. P68.) Retour au texte

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