Khomeiny, Sade et moi d’Abnousse Shalmani

002900133 Quatrième de couverture : A Téhéran, dans les années 1980, une petite fille de six ans, contrainte de porter le voile, se révolte en se dénudant. Se soumettre aux exigences des « barbus » et autres « corbeaux » lui paraît absurde. Son père l’approuve et, afin de fuir brimades et contraintes, la famille va s’exiler à Paris. Abnousse Shalmani découvre alors que la liberté n’est pas celle qu’elle aurait souhaitée. Sa révolte n’est donc pas finie. Mais cette fois, c’est la littérature française qui va lui fournir des armes. La petite fille, devenue femme, va faire de Sade, de Victor Hugo et de Colette (entre autres) des appuis précieux dans son combat contre l’oppression en général et celle du corps féminin en particulier.

Joyeux pamphlet, ce récit alterne les anecdotes intimes et les événements socio-politiques avec humour et enthousiasme.

Note : La lecture de ce post va vous prendre un peu de temps, suivre tous les liens dont j’ai truffé l’avis et les citations va vous en prendre aussi pas mal, surtout que, parfois, le fil d’idées glisse et que le lien ne se fera pas de manière évidente. Si vous laissez le pointeur de votre souris sur un lien, vous verrez le titre de l’article lié apparaître. Il y en a parfois plusieurs sur un même groupe de mots. Vous pouvez aussi vous contenter de lire l’avis, et peut-être le livre par la suite.

Avis : Hasard du calendrier, j’ai dévoré ce livre cet été, et on sait tous que cet été, il valait mieux aller à la montagne que sur la plage de Nice. Un hasard bien heureux en tout cas puisque j’ai découvert une belle personnalité qui n’en veut et qui ne lâchera rien. On pourrait presque croire qu’il s’agit d’une candidate de la finale de Top Chef dit comme ça, mais c’est plutôt féminisme et liberté dont il est question ici, à la mode de Persepolis.

Il vous suffira de lire les citations plus bas pour vous rendre compte que le voile représente quelque chose de très particulier pour elle : il est le symbole de la sexualisation, par d’autres, de son corps d’enfant dès l’âge de 6 ans (!!!) et une chape de plomb jetée sur le corps de la femme de manière plus générale. Ce voile terne qui cache des cheveux ou un corps entier ne fait que souligner qu’il y a quelque chose à cacher et, par là même, rend donc la femme encore plus visible dans l’espace public. Sous chaque voile, il y a un objet de désir qu’il faut briser et brider. Il établit également une hiérarchie entre les femmes, des « vertueuses » aux putes… Abnousse Shalmani a donc décidé d’assumer son statut de pute aux yeux des barbus et des corbeaux, mais surtout de femme libre à ses yeux et aux yeux du reste du monde. Libre de s’habiller comme elle veut, libre de rencontrer des hommes, libre de faire ce qu’elle veut de son corps qui lui appartient à elle et à elle seule. Elle est, comme quelques autres voix, en lutte pour que la femme, quelle qu’elle soit et où qu’elle soit, s’affirme et existe dans la société, dans la rue et réapprivoise son propre corps en faisant fi du jugement des autres et des pointages de doigt. Et pour qu’il y ait une réelle conscience de la valeur et de le distinction nécessaire de la sphère publique par rapport à la sphère privée, notamment en ce qui concerne les convictions religieuses et morales. C’est, d’ailleurs, sans doute cette porosité entre les deux qui pose le plus problème dans un état qui prône la laïcité.

Ce que j’aime par-dessus tout dans ce livre, et donc chez Abnousse Shalmani, c’est cette déclaration d’amour à la littérature et tout l’enrichissement qu’on peut en retirer. Elle lit depuis son enfance, elle lit toujours plus, elle apprend, elle comprend, elle enrichit son vécu avec les mots des autres, dont les écrivains libertins du XVIIIe, elle étudie l’Histoire, la culture et les traditions. Tout ça l’aide à établir des connexions dans le temps entre le passé et le présent et dans l’espace, avec ce qui s’est passé à un endroit et ce qui se produit à un autre. Au passage, elle éclaire le lecteur de manière simple et efficace, et, d’un seul coup, le regard sur les événements change. Sa vision inquiète des printemps arabes qui ont pourtant emballé le monde entier est un bon exemple du regard avisé qu’elle porte sur beaucoup de subtilités qui nous échappent. Alors que beaucoup y ont vu une libération, la fin d’une époque, elle y a opposé une mise en garde. L’Iran aussi a connu une telle révolution, et c’est à sa suite que les barbus et les corbeaux ont pris le pouvoir. Le retour des tristement fameux frères musulmans et de l’obscurantisme lui donnera malheureusement raison. Et la liberté des femmes sera leur première victime. L’éducation et le respect de l’autre aussi.

L’ouvrage voyage en permanence entre deux périodes : l’enfance en Iran puis à Paris et l’âge adulte à Paris. Ou comment l’éducation de l’enfant mène à l’adulte qu’elle est devenue aujourd’hui : une femme libre et engagée. Connaître l’arrivée de Khomeiny au pouvoir, vivre les premières heures d’un régime répressif et avoir la chance de pouvoir reconstruire sa vie loin de l’obscurantisme, non seulement géographiquement mais aussi intellectuellement, ça ne peut que changer la vision que l’on porte sur la liberté et sa valeur. Et de toute évidence, ça donne envie de se battre, encore et encore, contre tous les signes d’oppression des corps et des esprits, des femmes comme des hommes, quelque soit le pays.

Mon dernier argument pour vous convaincre, c’est de l’écouter parler. Parce qu’elle parle aussi bien qu’elle écrit :


Nous sommes face à face, les barbus et moi, tant que j’aurai le désir de leur montrer mon cul et de leur crier que leur identité n’est pas dans ce lointain passé, qu’ils se plantent, que leur vérité, elle est là, aujourd’hui, dans un changement qui commencera par dépoussiérer la foi avant de la planquer à l’intérieur – là où est sa place – et d’occuper l’espace public, pas seulement avec le corps, mais avec des mots aussi. Des gros mots.
Nous sommes face à face, les barbus et moi et chacun attend que l’autre baisse les yeux. Mais j’ai déjà baissé les miens et ils n’ont rien vu venir. J’ai baissé les yeux vers des mots qui formaient un livre, né de l’imagination et de l’insoumission. Et j’ai remporté une manche. Et depuis ce jour, le face-à-face est faussé. J’ai baissé les yeux sans qu’ils aient rien vu venir et j’ai lu. Et j’ai remporté la plus importante des manches : celle de l’art contre la bêtise. J’ai lu. Ironie encore. La première injonction de la Révélation, le premier mot que prononça l’Ange Gabriel à Mahomet qui l’entendit, était : Lis. Au nom de ton seigneur, lis. C’est limpide. J’ai fait comme on m’a dit, mais je me suis volontairement trompée de livre. (p. 31-32)

Un banal « dur d’être aimé par les cons », proféré certes par un Mahomet gentiment caricaturé, provoque de tels remous que je m’interroge sur la santé mentale des barbus courroucés. Mais il suffit de voir les réactions, pour le moins disproportionnées, des talibans face à une cérémonie de mariage avec musique et danse – ils tuent les convives – pour constater que l’islam a tellement peur de perdre son identité, de se dissoudre dans la démocratie, dans la modernité, dans l’Occident, dans tout ce qui n’est pas familier et inscrit dans le passé coranique – même bien trop lointain, même absolument invivable de nos jours – qu’il cristallise sa crainte sur l’image qu’il renvoie. (p. 42)

Il importe peu au final de savoir si oui ou non, le Coran demande aux femmes de se voiler. Dès qu’il en est question, on se concentre sur les fameuses sourates 33/59 et 24/30-31 du Coran. Intraduisibles ? Selon certains, elles nous disent « tu devrais », selon d’autres « tu n’as pas le choix ». En tout cas, le voile sur la tête des femmes n’est pas une nouveauté mahométane. Certaines catholiques se couvrent la tête, par respect, en pénétrant dans les églises, et quelques juives orthodoxes quittent rarement leurs perruques. La spécificité de l’islam est qu’il impose le voile du lever au coucher, foulard qui est d’emblée lié à l’islam. C’est l’une des premières mesures que prennent les barbus quand ils arrivent au pouvoir. C’est la manière la plus visible de faire re-connaître l’islam. Rien de plus connu et ressassé que les images impressionnantes des femmes en tchador noir et arme au point de la Révolution iranienne, puis celles plus modernes des femmes bleues-cages sous les talibans. Cherchez le voile. Le voile, c’est l’islam politique. C’est la frontière privée/public portée à son paroxysme. (p. 43-44)

Un père qui brise la tradition pour donner autant de chances à sa fille qu’à son fils, c’est l’assurance pour une femme de ne jamais se croire inférieure à un homme. Si le premier dialogue s’est déroulé à égalité avec le premier homme de votre vie, vous avez toutes les chances d’être fière de votre sexe et de ne jamais croire les hommes seuls coupables. Dialoguer à égalité avec son père, c’est ne jamais être une victime. (p. 74-75)

J’avais essayé de raconter mon enfance, de leur expliquer que le voile fait mal, que le voile c’est trop de sexualité pour une enfant, que le voile n’est pas qu’une arme dangereuse dans les mains de politiciens démagogues et obtus. Mais il est très difficile d’expliquer qu’on peut déchirer le voile sans détruire le corps qu’il recouvre. J’avais douze ans, et je savais déjà que j’allais souffrir de solitude, car j’étais incapable de me faire bien comprendre. Le voile, c’était le pire épisode de mon enfance devenu le problème de société numéro un en France où j’étais censée échapper au même voile. […] Victor Hugo aurait refusé le voile comme il aurait refusé le racisme. Il aurait raconté comment une femme perd sa personnalité sous le voile et comment les autres femmes « découvertes » perdent leurs vertus. Tout est affaire d’échelle et si la femme sous le voile est vertu, celle découverte ne peut être qu’une pute. […]
Le voile, c’est une jeune mère de famille, née en France, qui après une maîtrise d’Histoire à l’université Paris VII, un fils de trois ans et une toute petite fille dans les bras, me regarde dans les yeux et me confirme que son fils ne fera jamais de mal à une femme… voilée. Par contre, au vu de ma tenue, elle ne s’étonnerait pas « qu’il (m’)arrive quelque chose ». Son regard s’illumine. Elle est sûre d’elle. Elle est convaincue que sa fille ne mérite d’être traitée que comme une pute si plus tard, malgré toute son éducation, elle refuse de porter le voile. Comme moi. (p. 131-132)

Alors non, les femmes enfoulardées ne sont pas des femmes comme les autres. Elles affichent sur leurs corps toutes les heures sombres de l’histoire des femmes. Ce sont des collabos. Elles me jettent au visage leurs infériorités et m’enjoignent à rentrer dans la case où mes cheveux découverts me vouent. Une pute. Il y a toujours de la condescendance de la part des femmes voilées. Elles savent, elles. Dans leurs regards, vous êtes foutues. Alors quand la loi est du côté du préjugé, le danger pour la femme est immense. Se trouvant réduite soudain à ce corps de femme, objet du délit, elle se réécrit pour se sauver. Elle tisse un voile intérieur qui couvre toute sa psyché et qui lui permet de survivre sous le voile. Si elle n’était pas intimement convaincue que ce voile couvrait sa honte, elle ne survivrait pas. (p. 134)

Je ne sais pas pourquoi mais c’est ma faute. C’est ma faute si un homme éprouve du désir à mon endroit. Quelle que soit la situation, c’est ma faute. Est-il nécessaire de rappeler les viols, en Iran ou ailleurs, où c’est la femme violée qui est jugée et condamnée pour incitation au viol ? […] Étrange conception du vivre ensemble où chacun est autorisé à se transformer en prédateur. Sans culpabilité. La femme est là pour être coupable pour deux. Au nom de quelle foi la femme est-elle si dangereuse pour l’homme ?(p. 135)

Il y a toujours un déjeuner où une dizaine d’adultes sont rassemblés autour d’un petit garçon aux grands yeux verts et tout le monde applaudit aux futurs cœurs qu’il brisera. Il y a toujours un déjeuner où une dizaine d’adultes sont rassemblés autour d’une petite fille aux larges boucles blondes et tout le monde rit en applaudissant aux blagues du père imitant la mitraillette qui achèvera le premier homme qui s’approchera de sa fille. (p. 169)

Rien ne changera si les mentalités nées de la culture-prison n’évoluent pas. Une femme par-ci, une femme par-là aura assez de force et de courage pour avancer sans peur de sa réputation, sans crainte des insultes, sans doute sur son avenir. Mais toutes les autres ? Elles vont faire quoi en attendant ? À part attendre qu’une petite fille de dix ans prenne la route pour éviter un mariage forcé, qu’un groupe d’écolière parvienne sans mourir dans l’école déjà dynamitée deux fois, qu’une femme soit pendue parce qu’elle a été violée par des sauvages qu’elle a provoqués, forcément provoqués, parce qu’elle est une femme et qu’elle a perdu son honneur – et celui de toute sa famille, de l’arrière-grand-père à l’oncle lointain – en se faisant violer ? Elles attendent et elles devraient en profiter pour lire. Elles devraient en profiter pour déterrer des armes-livres et attendre la bonne heure pour mettre fin aux préjugés qui les font attendre depuis si longtemps, depuis la nuit des temps des hommes qui n’exercent leur pouvoir que sur elles. Elles devraient, toutes ces femmes, prendre le pouvoir-livre et éduquer leurs filles et leurs fils à la force de la Raison. Et attendre le jour où les enfants devenus adultes jugeront le moment venu de détruire des siècles d’obscurantisme et de faire du pouvoir un lieu de débat, d’Égalité et de Raison. (p. 197-198)

L’acceptation des goûts particuliers et des traits de caractère de chacun est la condition sine qua non de la liberté. Tant que ces goûts et ces couleurs n’entravent pas les goûts et les couleurs des autres, ils ne sont pas seulement acceptables, ils sont indispensables pour faire avancer une société. Si tu me refuses le droit de lire, je te refuse le droit de dire et tout le monde est perdant. Il y a des lois et il y a des limites, et liberté n’est pas licence, mais s’il fallait donner crédit aux frayeurs de chacun, le monde ne serait peuplé que de barbus et de corbeaux. (p. 219-220)

Il suffit d’un dîner typiquement parisien, il suffit d’un dîner avec des gens très bien, souvent de gauche, souvent antiraciste, toujours plein de bonne volonté démocratique. Il suffit de diriger la conversation sur les sujets épineux, il suffit d’annoncer que vous êtes contre non seulement la burqa qui concerne deux femmes et demie, mais aussi contre le foulard. Il suffit alors de se taire et d’écouter pour prendre conscience du décrochage général face à la réalité. Ces hommes et ces femmes pétris de bonne conscience ne savent pas ce que c’est que d’être une femme et de vivre entre ces tours qui marquent les limites de leurs libertés. Ils ne peuvent pas comprendre qu’accepter le voile, c’est accepter qu’une femme qui vit dans les quartiers sensibles n’a pas le choix : si elle ne le porte pas, elle est réduite à être une fille facile – autrement dit une femme qui ne peut être respectée et qui n’est plus qu’un corps. Accepter d’un haussement d’épaules les femmes en burqa, c’est laisser libre cours à une hiérarchie de femmes de la pute à la femme bien. Celles qui portent le voile sont moins « bien » que celles qui portent la burqa, qui sont nettement plus respectables que celles qui portent la jupe. Celles qui portent la jupe ne sont même plus des femmes, ce sont des morceaux de chair. (p. 274)

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