Hard Romance : Cinquante nuances de Grey et nous d’Eva Illouz

hardromancePrésentation de l’éditeur : La trilogie Cinquante nuances de Grey connaît un succès phénoménal. Comment comprendre cet engouement planétaire pour une romance érotique mettant en scène l’initiation sadomasochiste d’une jeune ingénue par un séducteur richissime qui finit par épouser sa soumise ? Suffit-il d’invoquer le caractère osé du livre et ses ficelles narratives ou d’ironiser sur la popularité naissante d’une pornographie pour mères de famille ?

Dans la lignée de Pourquoi l’amour fait mal, c’est une tout autre lecture, autrement subtile et troublante, qu’Eva Illouz propose dans cet ouvrage. Considérant les best-sellers comme un baromètre des valeurs, elle montre que, dans cette bluette SM, le jeu de la soumission et de l’autonomie, de la souffrance et de l’épanouissement sexuel, de l’assignation des rôles et de la confusion des identités entre en résonance avec les apories contemporaines des relations entre hommes et femmes. Si cette histoire semble procurer à ses lectrices un tel plaisir, c’est qu’elle formule allégoriquement les contradictions émotionnelles et sentimentales qu’elles éprouvent et que, à la manière des guides de développement personnel, elle s’avise de leur prodiguer d’audacieux conseils pour les résoudre.

Avis :
Je crois que c’est mon incompréhension face au succès de vente d’une série à l’écriture si médiocre (que je n’ai pas éprouvé le besoin de lire, mais qu’est-ce que j’ai lu à son sujet !) qui m’a fait m’intéresser à cet essai. Car Eva Illouz se propose ici d’élever un peu le débat et d’étudier le phénomène avec les outils de l’analyse sociologique. Et elle réussit là une belle démonstration. L’ouvrage, assez court, revient sur la fabrication d’un best-seller et le ciblage commercial qui va avec, et explique pourquoi il y a eu un effet Cinquante nuances de Grey partout dans le monde alors que, finalement, personne ne l’avait vu venir. Or, pour l’auteur, ce succès n’est qu’un reflet évident d’une évolution dans la société, tout particulièrement chez les femmes.

Encore une fois, la présentation de l’éditeur en dit trop sur les conclusions de l’auteur. Relisez donc le paragraphe juste au-dessus du début de cet avis, vous aurez l’essentiel. Oui, Cinquante nuances de Grey ne serait finalement rien de plus qu’un involontaire guide de self-help qui aurait mis le doigt plus ou moins par hasard sur le besoin grandissant des femmes en matière d’autonomie, d’amour, de désir, d’estime de soi, de singularité dans une société post-moderne où beaucoup de repères ne sont plus présents et où les gens se retrouvent déboussolés en permanence. Tout simplement. La pauvreté stylistique de Cinquante nuances ne faisant que dégager encore plus nettement le propos. Vu sous cet angle, cela explique pourquoi la plupart des hommes et quelques femmes ne se sont pas sentis concernés et ont levé les yeux au ciel. A partir du moment où les contradictions dont souffrent les héroïnes de ces livres (Cinquante nuances et assimilés au sens très large) et qui sont censées favoriser l’identification n’existent pas ou plus dans la vraie vie, quel intérêt y a-t-il à lire ceux-ci ? Surtout si le style n’en vaut pas la peine ? Aucun.


J’aimerais montrer dans les pages qui suivent que Cinquante nuances de Grey ne présente pas (tant) le BDSM comme un fantasme sexuel que comme un fantasme culturel, car le BDSM transcende les tensions à l’œuvre dans les relations entre sexes, et que ce livre peut être lu comme un guide pour s’aider soi-même : comme une recette pour mener une vie sexuelle et sentimentale accomplie. Il s’agit d’envisager Cinquante nuances de Grey comme un genre où s’entrelacent une sorte de commentaire sur l’état funeste de l’amour et de la sexualité, un fantasme romantique, ainsi que les instructions pour améliorer sa vie personnelle. Cette trilogie romanesque encode les apories des relations hétérosexuelles, développe un fantasme visant à les surmonter et fonctionne comme un manuel de self-help en matière de sexualité. Selon moi, ce sont ces trois aspects qui lui ont permis de devenir un best-seller mondial. (p. 57-58)

Avec Cinquante nuances de Grey, nous avons affaire à un roman pour femmes, écrit par une femme, promu comme un roman pour femmes, lu (principalement) par des femmes et davantage apprécié par les femmes que par les hommes. (p. 68)

Houellebecq suggère que la représentation et l’expérience de l’amour sont aujourd’hui en crise : les individus ont des aspirations sentimentales auxquelles ils ne peuvent plus adhérer, et c’est la raison pour laquelle, selon moi, l’hétéronormativité – les normes régulant les relations entre hommes et femmes – est elle-même entrée en crise. (p. 74-75)

Sous l’influence de la culture freudienne (et postfreudienne), l’importance de la sexualité s’est accrue à tel point que son rôle dans la construction de l’identité est devenu déterminant ; elle est apparue comme le lieu de la découverte et de la connaissance de soi, ainsi que de la réalisation personnelle. La sexualité est cette scène qui permet de découvrir la vérité de son moi et d’en parler, mais aussi de façonner son autonomie. (p. 77)

Là où un homme de l’époque victorienne aurait manifesté son ardeur à coup de poèmes et de chocolats, Grey l’exprime avec des boules de geisha, des assauts anaux et des tours en hélicoptère. (p. 90)

C’est bien sur ce ressort émotionnel que repose le fantasme du roman : l’autonomie d’Ana et le pouvoir de Christian suscitent mutuellement leurs désirs, et la soumission de l’une aux volontés de l’autre ne fait que renforcer l’autonomie et le désir […] (p. 98)

L’un des fantasmes qu’accomplit le roman réside dans ce secret espoir : qu’en consacrant notre valeur intérieure, l’amour fasse de la personne ordinaire que nous sommes un être singulier. L’amour permet pour ainsi dire à l’individu moderne de triompher de la concurrence ; il le rend unique, différent, distinct des autres. (p. 107)

Le self-help s’est en effet imposé comme le noyau même de la subjectivité contemporaine, car il se situe à la jonction de l’idéal d’autonomie, des techniques psychologiques du travail sur soi et des intérêts économiques considérables de diverses industries qui soutiennent et orientent ce processus. Le self-help n’est pas seulement un segment du marché, il incarne une modalité inédite de la culture, c’est-à-dire une nouvelle manière pour l’individu de se connecter à la société. Parce que la modernité implique une incertitude considérable à l’égard de sa valeur personnelle comme à l’égard des normes et des critères moraux qui devraient guider les relations, le self-help devient l’une des principales voies que l’on emprunte pour modeler sa propre individualité. (p. 145)

C’est aussi la raison pour laquelle le self-help s’est imposé comme le plus important mode culturel de façonnage de l’individualité : parce qu’il offre une solution immanente à la question de savoir comment former un moi et développer des relations et des moi dignes d’estime. Lorsque nous ne disposons d’aucune règle sûre, ni d’une norme ou d’une morale sur lesquelles fonder des certitudes et des principes d’orientation, le BDSM et le self-help en deviennent des substituts immanents. (p. 150-151)

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