Triste Tigre de Neige Sinno et autres reflexions

Quatrième de couverture : J’ai voulu y croire, j’ai voulu rêver que le royaume de la littérature m’accueillerait comme n’importe lequel des orphelins qui y trouvent refuge, mais même à travers l’art, on ne peut pas sortir vainqueur de l’abjection. La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée.

 

Avis : J’ai longtemps hésité à écrire un avis sur Triste Tigre. D’une part parce que le livre se suffit à lui-même. Il faut le lire. Point. D’autre part, parce que j’ai fait l’erreur d’aller, en cours de route, écouter le podcast de Louie Media que mentionne Neige Sinno dans son ouvrage. Il m’a tellement bouleversée et mise en colère qu’en revenant à Triste Tigre, il n’avait plus tout à fait la même saveur. Ça n’enlève toutefois rien à la nécessité de le lire.

Me plonger dans ce livre après ceux de Panayotis Pascot (La prochaine fois que tu mordras la poussière) et d’Ovidie (La Chair est triste hélas) m’a fait un drôle d’effet. Les deux précédents sont en cours de thérapie au moment où ils couchent leurs états d’âme sur le papier dans l’optique évidente d’une publication, et ça se sent : la pensée n’est pas aboutie et le lecteur a même parfois l’impression d’avoir de l’avance sur eux du fait de sa position extérieure. Neige Sinno, quant à elle, n’a pas suivi de thérapie, mais elle a cherché à comprendre avant d’écrire. Elle s’est posé plein de questions sur ce qu’il lui est arrivé dans son enfance et a creusé, enquêté, lu, écouté, créé des liens pour tenter de trouver des réponses qu’elle n’obtiendra pas forcément. Pourquoi elle ? Pourquoi lui ? Pourquoi ? Et même si le processus d’écriture lui permet de comprendre encore des choses, le niveau d’analyse et le recul n’ont strictement rien à voir. Triste Tigre est un livre brillant qui parle d’un sujet ô combien difficile avec une écriture limpide et précise et des moments de grande lucidité qui font froid dans le dos. En témoigne le court extrait qui sert de quatrième de couverture.

Neige Sinno a eu une chance (Croyez bien que ça me donne envie de vomir de parler de chance ici.) : son beau-père a tout avoué. Ici, pas de parole contre parole qui dessert bien trop souvent les victimes et entraîne la relaxe. Il a avoué, il a été condamné. Elle a eu ce que beaucoup de victimes n’ont pas : la reconnaissance officielle de son statut de victime.

Triste Tigre est un livre qui force l’écoute, sans dire un mot, sans interrompre. Juste écouter. Ce qui est parfois le plus difficile à faire avec les victimes. Le premier réflexe sera souvent de projeter mille choses qui nous appartiennent sur elles, notamment l’image de la « bonne victime » que l’on s’est construite ou la « bonne façon » de gérer le traumatisme. C’est surtout un livre qui pousse à réfléchir. Où sont les victimes autour de nous ? Où sont les agresseurs autour de nous ?

En partant de son histoire personnelle, en essayant de dresser le portrait de son violeur, elle cherche non pas à l’excuser ni à lui trouver des circonstances atténuantes, mais à comprendre comment notre société produit encore et toujours des monstres. La question qu’elle pose en substance, et qu’on devrait toutes et tous se poser, est : Pourquoi on n’en sort pas ? Parce qu’à un moment, il n’est même plus possible d’appeler monstres des individus qui sont aussi nombreux dans notre société. Surtout si l’on élargit le spectre des violences sexuelles au reste de la population. Le monstre qualifie une sorte d’exception. Le rapport de la CIIVISE qui vient de sortir démontre bien que si un enfant subit une violence sexuelle toutes les trois minutes en France, c’est que les monstres sont en fait partout.

 

C’est là que je rebondis sur le podcast de Louis Media : Ou peut-être une nuit réalisé par Charlotte Pudlowski. C’est un podcast difficile à conseiller, tout en ayant pourtant la furieuse envie de le faire diffuser sur haut-parleurs dans les rues ou à 20 heures le soir sur toutes les chaînes. Pour que tout le monde l’écoute, se réveille et que la société s’écroule une bonne fois pour toutes parce qu’il n’y aura pas d’autre choix si on veut l’assainir. Pour qu’enfin ça s’arrête et que la colère s’apaise. Car plus que Triste Tigre, ce podcast m’a mise dans une colère noire. Une colère comme je n’en avais jamais connu parce que, d’un coup, moi aussi j’ai vu les liens apparaître, j’ai commencé à comprendre comment tout ça fonctionne vraiment à un niveau plus global. Tous les jours, je vois passer les posts d’Andréa Bescond sur Instagram qui dénoncent les féminicides, les violences faites aux femmes, aux enfants. Je suis aussi celui d’Arnaud Gallais, et d’autres encore. Les peines, quand la plainte n’est pas classée sans suite, sont ridicules. Les récidivistes récidivent. Les libertés sous contrôle judiciaire sont légion. Si vous croyez encore que le patriarcat est mort, écoutez donc ce podcast et voyez qui est protégé et comment tout s’articule. Il y a un moment, si on veut vraiment briser la loi du silence, si on veut vraiment casser ces cercles vicieux qui empoisonnent strictement tout le monde d’une façon ou d’une autre, il faudra collectivement comprendre pourquoi, malgré les dénonciations quotidiennes, malgré les plaintes qui se multiplient, rien ne change profondément.

Dans son podcast, Charlotte Pudlowski souligne que les violences sexuelles faites aux enfants sont en réalité présentes dans beaucoup beaucoup de livres et de témoignages. Quand on commence à y prêter attention, elles sont même trop présentes. Certains font plus de bruit que d’autres, mais trop souvent, c’est un bruit de fond auquel on a fini par s’habituer. Comme le fait que les femmes ont longtemps été les victimes favorites des scénaristes de séries policières, jusqu’à ce qu’on s’en rende compte. OK, le père/l’oncle/le grand-père/le frère/le cousin/l’ami de la famille/le prêtre a abusé de lui ou elle. OK, personne n’a rien vu rien dit. OK, c’est dramatique, mais ça arrive. Le déni pour ne pas voir. Ironiquement, le premier livre que j’ai corrigé il y a 7 ans était un ouvrage universitaire intitulé : L’Abus sexuel intrafamilial chez l’Harmattan. Le sujet force à prendre de la distance. J’y ai lu des récits abominables et je sens bien encore aujourd’hui comment mon cerveau m’a protégée de l’horreur.

Toujours dans le podcast, la réalisatrice invite à faire un travail de mémoire pour retrouver qui à l’école, au collège, au lycée, correspondait au schéma décrit de l’enfant victime de violence, probablement au sein de sa famille. Ça a été très dur de constater que deux prénoms me sont apparus de façon évidente. Deux ados qui étaient des éléments perturbateurs. Deux qui transpiraient le mal-être. Deux qui se sont suicidés avant d’atteindre la vingtaine. C’est dur de comprendre 25 ans plus tard. Et puis, je suis quelqu’un à qui on se confie, et la liste s’allonge autour de moi. Je ne peux plus ne pas voir. Et plus j’écoute, plus je lis, plus je me sens impuissante et en colère.

Lisez Neige Sinno, ce sera un début. Et ensuite, il y aura ce qui suit.

  • Vanessa Springora, Le Consentement, lu,
  • Camille Kouchner, La Familia grande, dans ma pile à lire,
  • Manon Fargetton, Tout ce que dit Manon est vrai, Avis,
  • Hélène Devynck, Impunité, à lire,
  • Florence Porcel, Honte, à lire,
  • Dorothée Dussy, Le Berceau des dominations, à lire,
  • Charlotte Pudlowski, Ou peut-être une nuit, pour garder une trace du podcast,
  • Mathieu Palain, Nos pères, nos frères, nos amis – Dans la tête des hommes violents, Avis.

 

  • Une série : Unbelievable, créée par Michael Chabon, Susannah Grant et Ayelet Waldman, disponible sur Netflix.

 

Pour écouter Neige Sinno parler de son livre :

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