De l’information et autres paquets de chips

La chaîne No-Life vient de mettre à disposition sur son site le Round 2 de son débat autour du Doritos Gate (pour ceux qui n’ont pas suivi, une séance de rattrapage est disponible ici.) C’est une affaire que j’ai suivie de très loin parce que le monde du jeu vidéo n’est pas du tout le mien. C’est vraiment l’article paru dans Canard PC Hardware (pdf) qui a attiré mon attention sur le sujet. Par la suite, lors du Round 1, le parallèle avec le « travail » que j’effectue périodiquement sur le net depuis presque 12 ans m’avait sauté au yeux. Rebelote avec le Round 2. Ci-dessous, j’ai retranscrit les 8 dernières minutes du débat (ce qui n’est pas simple quand les gens ne finissent jamais leurs phrases -_-). Je m’explique après.

Erwan Cario : Je pense que de fait, il y a des choses qui vont devoir changer. Je pense que le Doritos Gate, c’est aussi un énorme avertissement pour le métier de journaliste. Parce qu’effectivement, si on était très corpo, on pourrait voir les petits youtubers qui font du 400 000 vues dès qu’ils font un screencap sur leur ordi comme des adversaires, comme des concurrents à venir. Je pense que c’est le cas. […] Il y a des choses très bizarres, y a twitter, les réseaux sociaux. Aujourd’hui, moi si j’ai des followers, ce n’est pas parce que je suis Erwan Cario, c’est parce que je bosse à Libération. Je ne me crois pas suffisamment intéressant pour avoir autant de followers juste grâce à mon nom. Si je commence à prendre en photo un goodies qu’on m’a envoyé, si je commence à prendre en photo dans une soirée Kratos déguisé,… Avec mes centaines ou milliers de followers, je vais faire la com’, même plus au nom de mon media mais en mon nom propre. […] Même les goodies, quand je vois pas mal de confrères…Parce qu’ils sont malins aussi quand ils envoient certains goodies…

Rahan : Et dans ce cas là, est-ce qu’il ne faut pas du tout le faire, ne pas montrer tout ce qui existe en fait ? C’est ça la question. Je comprends ton point de vue, mais du coup, moi je te pose la question, est-ce que ça veut dire que toi, Erwan Cario de Libération, tu ne veux pas parler de ce truc-là et donc ne pas le montrer du tout au moment où il se passe.

EC : Moi, mon avis, c’est que pour une période, en tout cas pour remettre les choses à plat, parce que je pense que si on arrive au Doritos Gate, et pas tant au Doritos Gate, parce que le Doritos Gate c’est un événement, mais les réactions qui sont arrivées après, ces réactions n’ont pu arriver que parce qu’il y a une situation : il y a une zone de confort du journaliste jeu vidéo qui est arrivée, où on était tout seuls dans notre univers. On ne fait pas un boulot hyper facile, plaisant tous les jours. Je ne dis pas qu’on est les rois du monde, mais il y a un truc où on n’avait pas de remise en question. Et la remise en question, elle est arrivée de manière violente. Je pense que peut-être, pour une période, il faut couper les ponts hors du professionnel, justement. Ne plus réagir à la communication, réagir le moins possible. Parce qu’on l’a dit : on est dépendant de la communication pour plein de choses. On est déjà dépendants des éditeurs pour plein d’éléments. On ne va pas faire les trailers nous-mêmes. Et je pense que tous les éléments où on n’est pas obligés de l’être, tous, il faut être indépendants à ce moment-là. On est déjà suffisamment dépendants de ce qu’ils font pour que dès qu’on peut, on soit indépendant, s’affranchir complètement. Je pense que sans ça, les DiabloX9, et tout ça, ils vont prendre le taf des journalistes, parce que finalement ils auront peut-être plus rapidement l’info des éditeurs parce qu’ils ont moins l’esprit critique…

Thierry Falcoz : Pour être d’un cynisme absolu, là : les DiabloX9, s’ils ont des vues monstrueuses, ce sont les prochains à être invités dans les soirées presse.

EC : Mais bien sûr. Mais justement. Et ce seront les prochains à signer des NDA avec les éditeurs. Et peut-être que vous ne serez plus invités aussi. Si vous êtes dépendants des éditeurs, ce sont eux qui choisiront à un moment où vous êtes utiles et vous ne l’êtes plus. Et si du jour au lendemain, ils décident : ben on a suffisamment de jeunes blogueurs de 15 ans pour toucher un public, les journalistes, ils nous emmerdent parce qu’en plus ils cherchent à être indépendants et à donner des mauvaises notes, on ne va plus leur filer d’infos. Et le problème, c’est que si les journalistes jeux vidéos ne se démarquent pas et reprennent la main pour aller le plus loin possible dans l’indépendance, je pense, sans être d’un cynisme absolu, il n’y a pas que des bâtards et des salauds chez les éditeurs bien sûr, mais il y a un vrai risque et le vrai risque il est là et moi, je pense qu’il y a vraiment une remise en cause profonde à avoir.

R : Pour moi, elle est permanente, il ne faut pas attendre des événements comme ça, c’est tous les jours et en continue, c’est pour ça que je ressens encore ce terme de lucidité plutôt que de défiance. Les éditeurs en réalité, faut pas se leurrer, soyons lucides un instant, ils n’ont pas besoin de la presse spécialisée. Les gros éditeurs n’en ont pas besoin. C’est fini. Il leur faut de la publicité : ils ont les youtubers qui la font, qui ont des vues et une audience qui égalent les plus grands sites. En tous les cas, en France. Diablox9, ils touchent presque autant de personnes que le top 5 français. En tous les cas, sur certains trucs. Ce sont des audiences considérables, vraiment considérables. Les éditeurs, aujourd’hui, pragmatiquement, n’ont pas besoin de la presse spécialisée pour vendre un jeu. C’est déjà le cas.

EC : Peut-être que, c’est le moment où il faut que la presse spécialisée commence à s’affranchir justement.

R : Voilà, profitons-en. Effectivement, on fait autre chose, et on va leur montrer qu’on a quand même un intérêt.

EC : Mais, il ne faut pas le montrer aux éditeurs…

R : Aah non, je parle à tout le monde. Parce que la crise de la presse, elle est vis-à-vis de ses lecteurs, pas des éditeurs ou autre chose, on s’en fout.

Je vais mettre de côté l’objectivité d’un des intervenants remise en cause par certaines de mes connaissances, je ne connaissais pas le personnage avant, je ne connaissais pas son site. J’ai vu quelques échanges passer sur Twitter. Admettons. Là n’est pas mon propos de toute façon. J’avais juste envie d’apporter un peu mon point de vue d’internaute active indépendante des éditeurs. Un choix voulu. Petit retour sur ma vie, mon œuvre pour comprendre où je veux en venir.

En 1999, j’ai rencontré les joyeux drilles de Cinémasie.com. En 2001, j’ai timidement intégré l’équipe en tant que simple rédactrice. J’avais une passion pour le cinéma depuis mes 11-12 ans, logique donc que ma porte d’entrée soit le cinéma de HK qui était le point fort du site à l’époque et qui en faisait une référence en la matière. Je suis rapidement passée au cinéma japonais puis à l’anime et enfin aux mangas qui restent encore aujourd’hui l’un de mes centres d’intérêts culturels principaux. J’ai même fini par devenir chef de section anime/manga. En plus de chapeauter mes quelques esclaves occasionnels et de faire les éditos, ma tâche consistait surtout à faire de la news, des critiques et de la fiche pour alimenter la base de données. Ce que je n’ai jamais fait par contre, c’est démarcher les éditeurs pour obtenir des DVD et mangas gratos. Tout d’abord, parce que dans ma grande innocence, j’avais la sensation que le fait que Cinémasie ne soit pas reconnu comme site de référence sur l’anime et le manga ferait que les éditeurs seraient moins intéressés par ce support. Surtout dans la mesure où nous ne traitions pas les mangas tome par tome mais, dans la mesure du possible, sur l’intégralité de la série. Ensuite, parce que, déjà à l’époque, je privilégiais une certaine indépendance qui me permettait de lire ce que j’avais envie de lire sans jamais devoir me forcer, et surtout de pouvoir dire exactement ce que je voulais sur mes lectures. Oui, ça veut dire que je devais mettre la main à la poche, mais, en échange, je préservais ma liberté de pensée. Force est de constater avec le recul que j’aurais tout à fait été en droit de démarcher les éditeurs et que j’aurais reçu les fameux services de presse sans problème. Les seuls avec qui j’ai pris contact sont IMHO dont la ligne éditoriale m’a toujours plu et de qui j’ai reçu 3 SP. Que j’ai aimé en plus. Il y a eu aussi quelques DVD d’anime, mais il s’agissait principalement de tests techniques. C’est d’ailleurs, lors d’un retour éditeur sur l’un de mes tests, que j’ai compris deux choses : quand on doit dire du mal d’un SP, SURTOUT y mettre les formes, et qu’il est bien plus simple de dire ce que l’on pense vraiment quand on n’a pas de compte à rendre à quiconque (parce que oui, je persiste encore aujourd’hui, ce DVD avait des défauts particulièrement désagréables qui en gâchaient le visionnage !) Ce que j’aimais et que j’aime encore sur Cinémasie, c’est ma quasi totale indépendance et un esprit d’équipe fort agréable.

Là-dessus, grosse pause avec 2 ans en Chine durant lesquels j’ai continué à évoluer dans le monde des communautés mais Outre-Atlantique et sans rapport avec mes amours habituelles.

En 2008, je me suis inscrite sur ABFA dont j’ai fini par intégrer l’équipe quelques mois plus tard. J’ai recommencé à faire exactement ce que je faisais sur Cinémasie mais dans le domaine de la littérature de l’imaginaire et tout particulièrement de l’Urban Fantasy pour m’adapter au public du forum : de l’administration, de la news, de la critique et de la fiche. Parler anglais et être capable de le traduire me permettait d’apporter une grosse valeur ajoutée au contenu, en plus de pouvoir aller chercher l’information à la source et de, bien sûr, pouvoir critiquer des livres encore inédits ici. A nouveau, je n’ai pas cherché à avoir de contacts avec les éditeurs de manière directe, j’ai par contre pris le temps de me constituer une base de sources d’informations en ligne bien à moi de façon à pouvoir être réactive et ainsi fournir un contenu inédit aux lecteurs du forum. J’ai même fini par avoir un tel surplus d’informations que j’ai été conduite à intégrer d’autres communautés (V&S, RCS et Onirik) et à créer Une Bouilloire et des books pour pouvoir les dispatcher. Tout ça m’a bien sûr pris un temps fou mais on n’a rien sans rien.

Je n’ai jamais vraiment influé sur mes petites camarades d’ABFA quant à la politique à adopter vis-à-vis des éditeurs. C’était un choix tout à fait personnel. Des contacts sont d’ailleurs en place avec certains mais personne n’avait l’envie de se retrouver submergée par les SP et de devoir se forcer à les lire. Nous avons donc toujours plus ou moins refusé de jouer le jeu de la com’ contre livre gratuit. C’est en substance ce que j’avais dit dans cet édito et qui avait été validé par l’ensemble de l’équipe. Quand nous avons fait des exceptions, c’était en connaissance de cause, généralement parce que nous soutenions tout particulièrement un titre ou un auteur.

Toute source confondue et en comptant ma lecture en cours, j’aurai donc traité 8 SP en 4 ans. Toujours des livres que je voulais lire. Et je n’ai aucun doute sur le fait que c’est ce qui a réussi à préserver ma passion pendant tout ce temps. C’est aussi ce qui m’a permis, quand le moment s’est présenté, de quitter ce milieu quasiment du jour au lendemain. (Elaura, si tu me lis, je ne t’oublie pas, j’avance lentement mais sûrement ! Val’, si tu me lis : je ne t’ai jamais dit qu’Onirik me rappelait Cinémasie ? C’est ce que j’aime sur Onirik !).

Pour revenir à l’extrait de conversation plus haut. Il est de plus en plus évident qu’au fil des années, la démocratisation d’internet a rendu ce milieu compétitif au possible, notamment dans ce petit monde de l’imaginaire où il n’y a pas de vraie presse spécialisée et qui s’est construit essentiellement sur le net quand les éditeurs ont pris conscience de sa puissance. C’est à qui aura l’info en premier, à qui sortira sa critique en premier, à qui sera à l’événement organisé par l’éditeur. Dans une certaine mesure, il se passe la même chose dans le milieu du jeu vidéo et dans celui de la littérature de l’imaginaire. Le blogueur est L‘outil à ne pas négliger. Pensez bien, il fait le travail gratuitement (ou en échange d’un livre ou d’un concours, c’est compris dans le budget com’ même si les temps deviennent durs) et souvent il se contentera de balancer l’information telle quelle. Mais, comme dit plus haut, le blogueur ou le webmaster d’une communauté n’a d’intérêt pour l’éditeur que tant qu’il fait sa part du boulot sans se poser de questions. Le monde est cruel et ingrat mais le blogueur/webmaster, tout comme le journaliste de presse qui se contente de servir la soupe aux éditeurs, est totalement dispensable. Un disparaît, dix sont déjà là pour prendre sa place. Mais est-ce qu’il arrive au blogueur/webmaster de se remettre un peu en question de temps en temps un fois pris dans les engrenages de la communication pure et dure ? Est-ce qu’il remet en cause à un moment cette passion qui l’animait au début et qui a peut-être bien été remplacée par l’urgence de faire plaisir à l’éditeur pour que celui-ci le nourrisse encore et encore jusqu’à plus soif ? Qu’en est-il de l’objectivité dudit blogueur quand il devient trop visible qu’il est à la botte d’un éditeur ? Je dis ça, je ne dis rien. Après tout, je ne suis pas concernée. Je n’ai jamais cherché ni la reconnaissance, ni la lumière ; bien au contraire, je m’en contrefiche. Mais, ça, ça n’est pas nouveau.

Le fait d’être indépendante comme je l’ai été depuis le début et d’avoir toujours fait en sorte de le rester est une satisfaction pour moi. Le fait d’être en mesure de fournir de l’information souvent inédite parce que j’ai pris le temps d’aller la chercher (c’est comme une chasse au trésor, croyez-moi) et parce que j’ai aussi pris le temps de croiser et recroiser les sources pour m’assurer de leur fiabilité avant de les publier est une satisfaction pour moi. Je ne suis pas journaliste, je n’en ai pas la formation, mais je sais que par certains aspects, mon travail s’en rapproche. J’aime le rédactionnel, j’aime creuser un sujet pour un article, j’aime sentir chez moi une certaine maîtrise d’un thème précis. Mais tout ça prend du temps. Le public veut l’information tout de suite, l’éditeur veut que l’information soit diffusée tout de suite. Le blogueur/webmaster veut faire plaisir à l’éditeur et à son public tout de suite. J’ai aussi joué le jeu du tout de suite mais rarement avec l’éditeur dans la boucle. Je prenais même un malin plaisir à les griller dès que j’en avais l’occasion. Quand je balayais les catalogues après une foire internationale du livre pour savoir qui avait acheté quels droits, ça me prenait de très longues heures, mais j’avais la satisfaction de fournir une information utile et totalement inédite qu’on allait probablement me repiquer en pensant éventuellement à me citer comme source. Le net est ainsi. Ça demande juste plus de travail et de temps, mais c’est tellement plus gratifiant et motivant. Une autre information est donc possible, même au niveau des simples générateurs de contenus comme moi. Et c’est bien ce qui travaille aussi les journalistes professionnels du jeu vidéo. Comment trouver le juste milieu entre la com’ imposée par les éditeurs qu’il faut passer sous peine d’être à la masse et leur indépendance ? Comment garder son statut de journaliste dans la jungle du net où n’importe qui d’un tant soit peu réactif peut devenir un outil de communication malléable et programmable à la merci des éditeurs ? Souhaitons leur de trouver une solution viable. Souhaitons aussi aux blogueurs/webmasters de l’imaginaire et d’ailleurs de ne pas totalement se perdre dans ce monde. Personnellement, je pense être restée égale à moi-même, mais j’ai fait le choix de partir vers d’autres horizons. Et croyez-bien que passer d’une passion à une autre, ça évite de s’encroûter le cerveau. Et ça, c’est important aussi.

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